Voici un texte délicieusement provocateur. Son auteur, Paul-Ernest de Rattier (ou Ratier), est né à Bordeaux en 1828. C’est un personnage aussi mystérieux qu'atypique. Anoblissant son nom avec des particules ou en le cachant sous des pseudonymes, Paul-Ernest de Rattier est le créateur de L'Étincelle, petit journal bordelais dont il est propriétaire-gérant et unique rédacteur, et de l'éphémère Franc-tireur (un numéro).

Il rédige des pamphlets, des poèmes en prose et un manuel d'hygiène morale.

Il s'est aussi illustré dans une œuvre virtuelle, dont il ne livre que les titres pour ne les avoir jamais écrits : Histoire d'un hermaphrodite, racontée par une libellule ou un roman prétendument en quatre volumes, Angela.

La critique semble contrastée à son égard, parfois moqueuse : "Avoue, mon cher M. Paul-Ernest de Rattier, que l'homme est sujet à de singulières aberrations d'esprit et que l'orgueil lui fait dire et commettre bien des sottises" (La Lorgnette : journal non politique, 31 octobre 1859) mais aussi élogieuse : "Pour résumer enfin, nous dirons que ce qui nous charme en M. de Rattier, c'est son talent incontestable, et le talent doit être apprécié quelles que soit les convictions de l'écrivain" et "M. de Rattier est à la littérature ce que Ingres est à la peinture : un perfectionnement" (Bulletin de l'Union des poètes, 1^er janvier 1861), puis "Devant cet ouvrage, la tâche du critique est facile ; elle n'exige que des félicitations" (à propos de Chants prosaïques, E. Dentu, 1861) in Les Jeux poétiques, 23 février 1862.
Lorsque paraît Preuve évidente que Bordeaux n'existe pas, Paul-Ernest de Rattier (on peut aussi l’appeler Paul-Ernest de Rattier de Susvalon) a 29 ans.

[Image : vue du port depuis la place des Quinconces, au XIXe siècle, anonyme (domaine public, source Wikipédia) ]

Sans doute a-t-il bien préparé son effet, trois titres provocateurs à souhait sortent la même année : Bordeaux, capitale de la France, Les Singularités bordelaises et Preuves évidentes que Bordeaux n'existe pas. Devant l’engouement il publie rapidement Paris n’existe pas.

Mais revenons à sa cible principale : Bordeaux.

"Je pensais que Bordeaux, ma chère et natale cité, était une vérité comme la Charte ; qu’elles n’ont pas été, un beau matin, à mon réveil, ma surprise et ma douleur en découvrant qu’il n’existait pas !"
Et d’enfoncer le clou : "Vous tous qui, jusqu’à présent, aviez cru à l’existence de Bordeaux, portez-en votre deuil".
Et la suite est du même tonneau : l’auteur aligne les arguments pour prouver une fois pour toutes que "Bordeaux n’existe pas. Cet axiome est aussi clair que le soleil qui vous éclaire […]. Je n’aurai pas de peine à le démontrer".

Deux arguments parmi tant d’autres pour l’attester : "…est-ce à Bordeaux qu’on a inventé la poudre ? Est-ce à Bordeaux qu’on a découvert l’imprimerie, l’Amérique, la vapeur, le télégraphe, les docks, l’électricité, les aérostats, la navigation, le charbon de terre ?
Le libre-échange lui-même, quoique l’orgueil des Bordelais, n’est pas né à Bordeaux. L’anglais Cobden est son père légitime ; il n’a que des parrains à Bordeaux.
Comme le singe, Bordeaux est un habile imitateur, un prestigieux metteur en œuvre ; mais il n’a rien de lui-même." (Ch. IV)

"Ainsi, toujours ma pauvre ville joue un rôle passif, un rôle de dupe, un rôle de dindon. Elle ne crée rien, elle reçoit tout. Elle ne fait rien, elle subit tout. Elle ne produit rien, elle consomme tout. Elle ne pense rien, elle entend tout ; mais elle n’écoute rien. Elle n’a rien, elle semble posséder tout. C’est un magnifique échafaudage d’apparences, de faux semblants, de couleurs, de prétextes, de reflets, d’illusions." (Ch. IV)

Et pour le plaisir le livre est truffé de bons mots : "les hommes d’argent qui n’ont ni chair, ni os, ni cœur, ni entrailles" (Ch. III), ou encore "La jeunesse dorée de Bordeaux n’est dorée que par son porte-monnaie, et tout au plus par les breloques de son gilet." (Ch. II)